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Extramadura
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30 septembre 2006

La crampote

-  Ce soir, grande animation au Port des pêcheurs, tu verras les ballets Oldara, c'est exceptionnel, ensuite il y aura sangrilla et bal, on remettra nos costumes de corsaires!
Seulement, on partira tôt, en vêtements de plage, on entrera dans la crampote de mon père, là, on se changera, on attendra l'ouverture de la soirée, et on sortira comme si de rien n'était.

Kathalin ça l'exite de tricher, de resquiller, de s'inventer des histoires pas possibles, je ne risque pas de m'ennuyer avec elle, c'est sûr!

L'après-midi, on part short, T-shirt, tongues, nos sacs de plage gonflés par les maillots, les serviettes, les sandwishes et les boissons, et les fameuses tenues.
On dormira même dans la crampote, il paraît qu'il y a un méchant matelas au premier étage, comme ça on ne regardera pas sans cesse la montre, on pourra aller jusqu'au bout de la nuit, en espérant se réveiller avant que Paskoal et José ne viennent prendre leur matériel de pêche.

On va se baigner au port vieux, une petite plage encaissée où l'océan est d'huile sauf les jours de tempête, Kathalin a failli y laisser la vie il y a quelques années, elle était emportée par les lames de fond, et balottée entre le rochers qui défendent l'entrée du petit golfe, elle a revécu toute sa vie pendant ce moment éprouvant, elle l'a vue se dévider entièrement, comme un film en accéléré projeté sur grand écran, puis quelqu'un l'a saisie par les cheveux et l'a ramenée sur la langue de sable qui fait office de plage. Là, elle a lentement repris ses esprits.
Ce souvenir semble très présent, elle se tait, préférant ne plus échanger avec moi.
Je n'aime pas ce lieu, trop fermé, étouffant sous le soleil, c'est le rendez-vous des familles avec enfants en bas âge, un manège "1900" et une baraque à glace italienne la surplombent. Tous les plaisirs réunis pour les gosses!

On se trempe un peu, l'eau est tiède, aucun mouvement ou presque, une grande piscine, je n'éprouve aucun plaisir. En remontant je propose une glace à la fraise et un tour de manège, nous sommes les seules clientes à cette heure sur les chevaux de bois! Agréable sensation, je n'y suis pas montée depuis l'âge de 7 ans je pense bien!  J'ai choisi un grand destrier blanc, Kathalin un gros cochon rose à la queue en tire-bouchon. Je rêve, en regardant la grande tige torsadée monter dans le toit, les pendeloques de cristal et les colliers de lampes blanches qui illuminent tout l'édifice, seule anicroche: la musique diffusée, j'aurais préféré un limonaire ou des orgues de barbarie avec "les amants de St Jean" (Comment ne pas perdre la tête...) Kathalin gesticule et crie toute à sa joie!

Nous regagnons le port, non sans avoir fait un crochet par la cathédrale Ste Eugénie, endroit vénéré de mon amie.
Nous descendons par de minuscules ruelles bordées de crampotes closes, la plupart n'ont qu'un niveau, une petite porte et une fenêtre. Certaines portent un numéro ou un nom pittoresque, d'autres, la plaque d'associations diverses, l'une d'entre elles est reconvertie en sardinerie. L'odeur d'urine et de poisson frit ou putréfié est partout présente.

La barque des frères s'appelle Marinela. C'est une belle barque verte et blanche à bande orange, elle est amarée dans le premier bassin.
La crampote est la dernière face au bassin, elle possède un étage, bas sous charpente, avec une petite lucarne. Nous pénétrons par l'étroite porte de bois en bas, les odeurs de marée et de mélange deux-temps nous assaillent, je découvre les filets, les flotteurs, les paires de rames accrochés aux murs, les casiers entassés au fond, les lignes, le cirés et les bottes. Kathalin m'entraine rapidement au grenier où l'on accède par une échelle meunière étroite, vermoulue, un peu branlante.
Un coffre avec de vieux papiers jaunis, des factures répandues à terre, une longue-vue, que nous nous empressons d'essayer! malheureusement, la lucarne ne donne que sur le large, impossible d'apercevoir les embarcations dans les bassins,  les lentilles sont libres à l'intérieur du tube, on ne peut régler quoi que ce soit. Le démontage de la lunette révèle l'absence de calage que je tente de rétablir mais le défaut d'une des lentilles "piquée"  en son centre me fait renoncer à regret à d'autres manipulations.
Le lit cage en fer est étroit, il brinqueballe et couine fort, le rembourage de sa paillasse très  inégal, on dirait du crin mal réparti sous la toile! et poussiereux à souhaits, me voilà répandue en éternuements ininterrompus.
- Tu vas nous faire remarquer!
- Pas ma faute, je suis allergique à la poussière!
Kathalin trouve des boites avec des fils d'acier enroulés, on dirait des cordes à piano pour notes aigues
- C'est pour la pêche au gros, tiens je t'en donne une!
Impressionnant.
Tout le matériel pour ravauder les filets, quelques flotteurs neufs, des pots de goudron et des bourrelets pour calefater sont également entreposés contre le mur du fond.

Le temps se traîne, alors nous discutons pour le raccourcir, hâter le moment où nous pourrons sortir de notre repaire. L'attitude de Kathalin m'intrigue:

-  Mais d'où te vient cette envie de tricher constemment?
-  Une grande habitude familiale, nous sommes d'anciens flibustiers! ce n'est pas vraiment de la triche! on a une crampote au Port des pêcheurs, donc on a le droit de venir aux animations sans payer, à condition qu'on soit dans l'enceinte lorsque la soirée sera ouverte.
-  Tu parles, économiser le prix de l'entrée!
-  Et alors, il n'y a pas de petites économies Haïtza!
Tu n'as jamais fait de choses comme ça?
Je vais te raconter.
Quand on était petits, le soir, quand mes parents se retrouvaient un moment seuls dans la chambre, je courais au placard, vite, je sortais le sac de maman, j'ouvrais le porte-monnaie, et je prenais des petites pièces jaunes, parfois même une pièce grise! et je remettais tout en place, je revenais en sifflotant dans la cuisine, l'air normal, quoi!
Chaque dimanche on nous donnait 5 centimes pour nos bonbons et dix pour la quête à l'église, tu penses bien qu'on faisait le contraire, hein, mais ce n'était pas suffisant pour toutes nos dépenses de la semaine, alors on se débrouillait chacun à sa manière. Moi je chipais dans le sac, Maritxu et José tout pareil. Paskoal, lui, c'était pire, quand maman lui donnait une liste de commissions et l'argent, il dépensait l'argent et il faisait marquer les achats sur l'ardoise.
Une veille de Noël, ma mère va elle-même chez le boucher pour acheter un bon morceau de roti, et la patronne lui dit:
             -Vous venez pour payer l'ardoise?
             -Quelle ardoise?
             -Celle de vos achats!
C'est comme ça qu'elle a compris le manège de mon frère, il a été privé de réveillon et de cadeaux ce Noël! Le pauvre!
-  Mais c'est incroyable, comment ça a pu arriver?
-  Tu sais on mangeait notre poisson et très peu de viande, alors l'ardoise n'était pas si lourde que ça et la bouchère attendait patiemment sans réclamer à mes parents, sauf le jour où maman y est allée elle-même!
-  Le frère de maman avait fait mieux, un jour il avait "trouvé" un gros billet et il avait voulu s'acheter des bonbons avec, mais l'épicier s'est méfié et a fait appeler mes grands-parents, le pauvre enfant s'est fait traiter de gibier de potence, et la réputation lui est restée jusqu'à maintenant! et pourtant, je suis sûre qu'il ne se rendait pas compte de la valeur du billet, il voulait simplement s'offrir quelques douceurs comme ses grands frères!
-  Et toi, tu ne t'es jamais faite "pincer"?
-  Si, tous les jours j'avais quelques centimes à dépenser chez la marchande de bonbon, parfois un franc! tu imagines combien de carambars, de malabars, de coco, de biberine! Un jour mes parents sont appelés à l'école par l'institutrice:
     "Vous devriez faire attention!"
Bien! Le soir même, avant qu'on se mette à table, ma mère demande:
     "Enlevez vos chaussettes les enfants, je dois les laver de suite"
Aïe, Aïe, Aïe! le jackspot! les pièces qui tombent de toutes nos chaussettes! Soupe à la grimace garantie, et moi de dire à papa:
     "La marchande de bonbons, elle n'est pas bonne commerçante, quand on a de bons clients, on les garde! on ne va pas les dénoncer à la directrice d'école"
Mon père, il riait, et ma mère, elle faisait les gros yeux! "Tous des gibiers de potence!"
Et toi Haïtza, jamais tu n'as fait comme ça?
-  Non, nous, on nous donnait 10 centimes pour la quête, et en plus 20 centimes d'argent de poche hebdomadaire.
Ma soeur et moi thésaurisions ensemble dans une tirelire verte en forme de citrouille.
Mes copines avaient toujours des bonbons, en particulier la fille du quincailler qui piquait carrément dans le tiroir-caisse de la boutique.
Elle en distribuait aux autres suivant la "côte" d'amour!
Moi, la "nouvelle", je n'y avais que rarement droit, alors j'ai voulu, moi aussi me payer des bonbons et en distribuer avec largesse.
Avec un couteau introduit dans la fente, j'ai progressivement vidé la tirelire commune et dépensé tout notre trésor en peu de jours. En vain, car je n'ai jamais pu acheter de grandes quantités, et personne ne me rendait la politesse, on prenait mes bonbons sans penser à m'en donner en retour. Je n'ai pas recommencé l'expérience, elle m'a grandement servi de leçon!
-  Ah, autres civilisations, autre moeurs!

On commence à entendre du bruit, bientôt la fête commencera, on se décide à entammer nos sandwishes au jambon, et à boire notre limonade insipide et chaude comme de la pisse.

Le niveau sonore augmente assez considérablement, Kathalin décide que le moment est venu de nous méler à la foule, incognito. Nous ne sommes heureusement pas les seules corsaires de l'assemblée, ce qui facilite l'intégration.
Le choeur Oldara décline le répertoire que Kathalin m'a fait patiemment apprendre, je peux apprécier la beauté de l'harmonisation à quatre voix, nous reprenons en choeur avec eux comme des "pro", vraiment heureuses de pouvoir communier à ce fort moment culturel. Couronnement de nos efforts continus de l'année scolaire passée!
Puis c'est la prestation du ballet. Le souffle coupé, je suis les évolutions des couples de danseurs sur les étroites jetées, quelle légèreté, quelle maîtrise, quelle synchronisation, quelle agilité! Je veux danser comme eux un jour, je le souhaite du plus profond de mon être, oui, ce que je préfère, c'est la danse!

Après les applaudissements, je demande à Kathalin de parcourir les jetées, il fait encore jour, c'est préférable pour ne pas trébucher ou perdre l'équilibre. Elle court, je marche plus prudemment, pas le moment de me blesser.

Le reste de la nuit se déroule comme un rêve, je revois constemment les pieds des danseurs d'Oldara, leur grâce et leur assurance sur les digues, je fais comme eux, je tournoie, je virevolte, je vole! J'oublie la souffrance de mes muscles, je danse jusqu'à épuisement.

Lorsque s'éteignent les dernières notes de musique et les ampoules qui illuminaient en chapelet l'enceinte du bal, nous regagnons la soupente de la crampote et nous nous écroulons sur la paillasse soudain accueillante.

Nous sommes réveillées en sursaut par l'arrivée des deux frères .
-  Ne bouge pas, s'il te plait.
J'implore Kathalin, afin de ne pas avoir à croiser le regard de ses frères. Ni le sien ensuite.
Peut-être n'auront-ils pas besoin de monter pour prendre leur matériel...
Ils s'affairent au-dessous, je suis chacun de leur geste, mentalement, décriptant les bruits divers.
Avec soulagement, je les entends regagner la porte, lorsque José s'exclame:
-  Tiens, je crois qu'on a de la visite!
Et le voilà qui monte les degrés de l'echelle qui brantole et qui grince, chacun de ses pas m'est torture, je vois apparaître sa tête dans le petit jour pâle qui coule de la lucarne. Il plisse les paupières sous l'agression des premiers rayons de soleil.
En fait, il ne me voit pas vraiment, il aperçoit, à contre-jour, deux silhouettes garçonnes en travers du lit, c'est ce que je me dis...pour ne pas paniquer.
Je crois qu'il sourit, il m' a reconnue, il met un doigt sur sa bouche, il m'a vue alors, il ferme lentement les yeux et redescend, tout est bien, je suis dans la paix, je sais que j'ai fait de bons choix, que nous nous resterons tous bons amis. Que la raison prévaudra.

Je l'entends qui dit à son frère: "Ce sont nos petits mousses! ils ont fait la fête, laissons-les tranquille"

Mon coeur chante, ah, folies d'été!
et, dans le silence revenu, je me souviens de certains matins...

Tah (1 septembre 06)

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